• La lessive : plus qu'une nécessité, un rite

    Au début du XX siècle, la richesse d'une famille se jauge encore, entre autres, à la quantité de linge qu'elle possède et, par voie de conséquence, par le rythme selon lequel celui-ci est lavé. En principe, la lessive n'est faite que quelquefois dans une année et, si la maîtresse de maison dispose d'un volume important de linge propre, l'opération est même annuelle ; il est courant d'entendre : « " Ils " sont riches, " ils " ne font la lessive qu'une fois par an ». Cette lessive (à l'époque, on dit la buée) fait l'objet d'un véritable rite. Les différentes opérations qui la constituent sont simples mais doivent être exécutées avec beaucoup de soins afin qu'elle soit réussie, car, selon un dicton, « une mauvaise cuite de pain dure moins longtemps qu'une mauvaise lessive ». Lorsque, chez les gens aisés, la maîtresse de maison prend la décision d'effectuer sa lessive, elle loue les services de lavandières avec qui elle convient d'une date.
    Au fur et à mesure de son utilisation et une fois sali, le linge est pendu dans le grenier de la maison. Lorsqu'il a séché, il est placé dans des sacs qui sont accrochés dans ce grenier. Pour la lessive, il est descendu dans la grange ou dans un appentis. Il subit alors l'opération appelée «entassage» et débutant toujours un samedi afin que, profitant du dimanche, le linge puisse « tremper » jusqu'au lundi matin. Commence alors pour la maîtresse de maison (ou une domestique) le rôle de « couleuse ». Celle-ci prépare un cuvier étanche sur un trépied en bois (sans doute appelé, comme généralement dans les parlers meusiens, « salburasse ») et dépose sur le fond un drap. Sur celui-ci, elle place précautionneusement une importante quantité de cendre de bois bien blanche, récupérée peu à peu pendant toute l'année pour cet usage : d'où le nom de cendrier (le « cendraïe ») donné à ce drap. A noter que chaque « couleuse » a un secret pour donner au linge un parfum frais : à la cendre, elle ajoute des herbes (menthe, thym, girofle, etc.). Sur le « cendraïe » dont les bords ont été retournés afin d'emprisonner la cendre dans la poche ainsi formée, le linge bien plié est empilé en commençant par le moins sale et en terminant par les torchons. L'ensemble est recouvert par un autre « cendraie », puis le cuvier est rempli d'eau ; en-dessous est placé un récipient plus petit : il servira à recueillir la «bonne lessive » (l'eau dans laquelle le linge a « trempé » depuis l'avant-veille et qui contient les principes chimiques venant de la cendre).
    Le lundi arrive. De bonne heure, la «couleuse » pend un grand chaudron, ayant une capacité d'une soixantaine de litres, à la crémaillère de la cheminée. A partir du cuvier, elle fait couler dans le petit récipient la « bonne lessive » qu'elle transvase dans le chaudron suspendu au-dessus du feu. Dès que ce liquide est tiède, la «couleuse » en prélève une partie à l'aide d'un petit seau fixé à l'extrémité d'un long manche (la « saillatte aminchie ») et la verse lentement sur le linge du cuvier : c'est le « coulage ». Un peu plus tard, elle effectue un second « coulage », avec une autre partie de la « bonne lessive » devenue entre-temps plus chaude, puis un troisième avec le reste de celle-ci devenue bouillante. Elle recommence la totalité de l'opération plusieurs fois au cours de la journée et, à chaque « coulage », l'eau traverse le linge entassé dans le cuvier, entraînant la saleté vers le fond. Le soir, lorsque le linge a été convenablement « coulé », la « couleuse » couvre le cuveau pour éviter qu'il refroidisse pendant la nuit. Quant à la « bonne lessive «, elle est récupérée afin d'être réutilisée pour le lavage du linge de couleur ou le lessivage du parquet des chambres.
    Le mardi matin, au lever du jour, les lavandières arrivent. Elles retirent le linge du cuveau (elles le «décuv'lent» ou le « détassent ») et le mettent dans des sacs qu'elles placent dans leur hotte. Elles se dirigent ensuite vers le lavoir où elles s'installent au bord du bac. Elles y déposent leur baquet en bois garni de bonne paille dans lequel elles s'agenouillent. Elles font mousser le savon et frappent en rythme, avec leur battoir, les paquets de linge placés devant elles et résonnant sourdement sous les coups de la palette. Cette «chanson» du battoir va être déterminante pour la suite de la lessive ; car, après le premier rinçage, la laveuse examine le linge. Lorsqu'il paraît blanc, c'est que la « couleuse » a bien fait son travail : la « cuite » a été bonne. Maintenant, il n'y a plus de soucis pour la suite. Les laveuses peuvent parler ou chanter entre les coups de battoir qui rythment la « danse du linge ». Elles sont bavardes, ces laveuses. Elles colportent quelques histoires qu'elles ont recueillies au fur et à mesure de leur participation aux lessives des gens suffisamment riches pour louer leurs services : paroles franches, rarement méchantes, formulées surtout avec un humour qu'accentue le patois dans la mesure où il est encore parlé. A huit heures, on leur apporte un petit casse-croûte : des oeufs et des fruits de saison, car le matin elles n'ont mangé qu'un morceau de pain arrosé d'un petit verre de vin. Debout et rapidement, elles ingurgitent cette collation. Le lavage ne doit pas attendre ; elles savent que, si la patronne est contente, le repas du soir sera copieux et les convives joyeux. Les battoirs reprennent leur concert de percussion et les chants alternent avec les rires. A midi arrive un faitout de soupe au lard qui va faire du bien : la besogne est dure et l'eau du ruisseau souvent froide ; il faut se réchauffer. Sans s'attarder, les laveuses reprennent leur travail : il ne faut pas s'engourdir. La fatigue des poignets apparaît déjà, mais « plutôt fini, plutôt quitte ». Bientôt, quatre heures sonnent au clocher ; les laveuses marquent encore un temps d'arrêt : une des filles de la maison ou une domestique apporte une autre collation composée de tôt-fait (crêpe épaisse et très nourrissante) et de « lirette » (boisson alcoolique aromatique, faite de vin doux et d'alcool) dont elles boiront un doigt.

    Quand le soir arrive, les lavandières placent le linge propre dans leur hotte et le rapportent à leur propriétaire. On leur sert un souper (à la ville, on dit un dîner) ; la gaieté est de règle et les plaisanteries vont bon train. C'est l'instant choisi par la maîtresse de maison, la patronne, pour payer les ouvrières. Celles-ci, satisfaites mais fatiguées, regagnent leur foyer en se hâtant ; un autre jour, elles reprendront leur baquet et leur battoir pour une lessive dans une autre famille. Quant à la maîtresse de maison, elle va faire sécher le linge avant de le repasser (ou de le faire repasser par d'autres ouvrières) et de le ranger. Pour cela, elle dispose d'une ou de plusieurs de ces immenses armoires lorraines qui, lorsqu'elles sont ouvertes, montrent un « trésor parfumé » dont elle est fière. De ces meubles subsistent quelques serrures et gonds retrouvés dans les décombres des maisons, notamment lors du débroussaillage de 2002.