• Situé sur une route départementale, à 63 kilomètres de Bar-le-Duc et 13 de Verdun, Bezonvaux n'est pas une localité isolée. Le bureau de poste se trouve à Ornes (2 km) et un facteur fait quotidiennement une tournée vers 11 heures. En outre, depuis 1872, il est possible de prendre le train en se rendant à la gare d'Eix-Abaucourt, distante de 7 kilomètres. A cette époque, la ligne Verdun-Etain est ouverte ; l'année suivante, elle est poussée jusqu'à Conflans et la frontière allemande. Avec la réalisation du chemin de fer d'intérêt local passant par Bezonvaux, l'éventail des villes et bourgades reliées par le rail est accru : Bezonvaux se trouve ainsi sur la ligne Verdun-Montmédy ; de plus, la gare de Vaux permet le raccordement avec la ligne venant de Commercy par un embranchement qui va jusqu'à la gare d'Eix-Abaucourt. Les habitants de Bezonvaux ne profiteront pas longtemps des possibilités nouvelles. A l'instar de l'ensemble du département, Bezonvaux se dépeuple peu à peu : 181 habitants en 1899, 173 en 1904 et 149 en 1913 (il y a alors 48 foyers et 50 électeurs). Cette année-là, la superficie totale de la commune est de 923 hectares, dont 14 pour l'agglomération (maisons, rues, chemins, places), 10 pour les jardins et les vergers, 1,5 de friches et 280 de bois et forêts. Les 680,5 hectares de cultures sont réparties en terres labourables (370 ha), prairies naturelles (180 ha) et artificielles (60 ha), vignes et houblonnières (7,5 ha). A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, le nombre de cultivateurs est toujours de l'ordre de cinq à sept ; il est réduit à quatre en 1913. Les surfaces qu'ils cultivent peuvent atteindre jusqu'à 35 hectares, mais les métayers de la ferme de Méraucourt travaillent sur une exploitation trois fois plus vaste.
    La configuration générale de l'agglomération n'a pas changé depuis le cadastre datant de 1842. C'est un village-rue, même si les 63 bâtiments (dont 55 maisons) recensés en 1913 sont groupés de part et d'autres de plusieurs voies de circulation et non d'une seule. Les maisons, de taille diverses en fonction de la richesse et de l'activité des occupants, sont généralement précédées d'un usoir, aire sur laquelle les agriculteurs garent chariots, charrues, herses, etc., et stockent le fumier en attendant d'aller le répandre dans les champs. Evidemment, aucune voie n'est goudronnée.

    La vie a Bezonvaux au tournant des XIX et XX siècles

    L'extrémité occidentale de la Grande Rue , devant la maison de la famille Léonard : une fillette non identifiée avec une génisse; à gauche la mairie, à droite la place devant le "château".


  • Le 9 décembre 1905, le député socialiste Aristide Briant fait voter la loi concernant la séparation des Eglises et de l'Etat. S'appliquant aux quatre confessions alors représentées en France, elle met fin au Concordat napoléonien de 1802.
    Sur le plan scolaire, il n'y a pas de conséquence pour Bezonvaux. L'école communale est laïque et l'instituteur est un fonctionnaire. En revanche, elle a deux conséquences majeures : les ministres des cultes ne sont plus rémunérés par l'Etat et celui-ci se désintéresse de leur nomination ; les biens détenus précédemment par les Eglises deviennent la propriété de l'Etat qui se réserve le droit de les confier gratuitement à des représentants qu'elles agréent, en vue de l'exercice des cultes. La conséquence est donc que, dorénavant, l'entretien le plus lourd de l'église de Bezonvaux ne sera plus à la charge de l'évêché ou du conseil de fabrique.
    Toutefois, cette mesure a également pour conséquence qu'un inventaire des biens ecclésiastiques doit être effectué. Une circulaire du 2 janvier 1906 oblige en particulier les fonctionnaires chargés de l'opération à ouvrir les tabernacles pour recenser les vases sacrés. En de nombreux endroits, les inventaires effectués sans ménagement, réveillent des rancoeurs et entraînent une nouvelle fois le pays au bord de la guerre civile. L'affaire ne semble pas avoir conduit à de telles extrémités à Bezonvaux. Pour autant, le curé du village mène un combat d'arrière-garde contre le fonctionnaire chargé de l'opération. Le 13 décembre 1906, Charles Soulière, garde forestier à Vaux, remet un arrêté du préfet de la Meuse, daté du même jour, à Elie Mathieu, domicilié à Bezonvaux, en sa qualité d'ex-président du bureau des marguilliers de la paroisse. Le texte le met en demeure d'avoir, dès qu'il recevra une réquisition par lettre recommandée, à faire parvenir immédiatement au Receveur des Domaines de Charny, les espèces en caisse, valeurs de portefeuille, titres de propriété, de créance et de rentes, baux, marchés et les documents concernant les revenus et affaires du conseil de fabrique supprimé, à l'exception des documents nécessaires pour rendre le compte de gestion prévu par un décret du 16 mars 1906. Il n'a pas été établi dans quelles conditions cette affaire a été exécutée. Ultérieurement, Monsieur Thiriot, le percepteur d'Etain, vient à Bezonvaux afin de procéder à l'inventaire des biens de l'église en compagnie de l'abbé Martin, curé d'Ornes et en même temps de Bezonvaux. Pour le principe, celui-ci proteste et fait valoir, parmi d'autres arguments, que la fabrique de Bezonvaux n'a pas d'existence réelle :

    « Je dis Monsieur que ce qu'on vous fait faire ici est illégal. En effet: L'avis de convocation que j'ai reçu par l'entremise de M. le Maire de Bezonvaux porte que vous êtes désigné pour faire l'inventaire des biens dont la mense succursale de l'Eglise de Bezonvaux a la jouissance. M. le Directeur des Domaines ignore sans doute que Bezonvaux est une annexe et non une succursale. D'après les lois qui nous régissaient jusqu'à présent, une annexe n'existant pas légalement, les biens tout en appartenant à l'Eglise de Bezonvaux étaient légalement administrés par le Conseil de fabrique d'Ornes. il n'y a pas ici de succursale donc pas de mense ni de fabrique à inventorier».

    Après avoir fait enregistrer sa protestation et mentionner les noms des donateurs des objets à inventorier, le curé déclare ne pas vouloir participer à l'estimation des biens et l'opération est poursuivie par le percepteur sans autre perturbation.


  • Un relevé des professions, effectué à partir de l'état-civil de Bezonvaux et portant sur la fin du XIX siècle ainsi que le début du XX, permet de dresser une longue liste de métiers: sabotier, meunier, charpentier, maçon, bûcheron, scieur de long, vitrier, menuisier, cloutier, tailleur de pierre, cordonnier, tailleur d'habit, maréchal ferrant, brasseur, marchand de bestiaux, marchand de petits porcs, tissier, tisserand, lingère, apiculteur, cabaretier, buraliste, marchand de pain, garde champêtre, instituteur. On peut compléter cette liste en ajoutant quelques rentiers et retraités. Paradoxalement, les agriculteurs ne sont pas nombreux à Bezonvaux.
    Dans les années précédant la guerre, le village est caractérisé par trois types d'activités économiques : l'agriculture, le commerce lié à l'élevage, l'artisanat et le commerce répondant aux besoins courants.
    En 1913, quatre laboureurs seulement exploitent des propriétés suffisamment vastes pour pouvoir en tirer la totalité de leurs revenus. Pourtant, l'essentiel de la population masculine a des activités en rapport avec l'agriculture. Parmi les hommes, beaucoup ne possèdent que peu de terres, voire aucune, et il y a un grand nombre de journaliers. Les activités agricoles relèvent d'une polyculture céréalière et l'élevage est peu important. Certains habitants cultivent aussi quelques vignes et même du houblon.
    En ce qui concerne le commerce lié à l'élevage, Bezonvaux compte un marchand de porcs, vendus pour être engraissés par des particuliers, et un de bestiaux (moutons et vaches). Beaucoup d'habitants élèvent des volailles. Les oeufs sont collectés par un commissionnaire-coquetier qui vient de Verdun une ou deux fois par semaine : il les achète pour les revendre aux Verdunois en s'installant dans un café de cette ville.
    L'artisanat et le commerce correspondant aux besoins courants sont représentés dans la localité. Dans celle-ci existent deux charpentiers, deux lingères et un distillateur. Pour une si petite agglomération, il y a deux ou trois débitants de boissons, le troisième en 1913 : dans la langue administrative, ce sont des aubergistes ; les gens disent qu'ils « vont au café ». Deux de ces derniers tiennent en même temps une épicerie et un dépôt de pain. Tous ces artisans et commerçants ont également d'autres activités : ils élèvent des volailles et quelquefois sont propriétaires d'une vache ; ils cultivent une vigne et produisent un peu de vin pour leur consommation ; souvent, ils ont un attelage (une charrette et un cheval). II y a aussi des apiculteurs : cinq déclarés à la Société d'Apiculture meusienne fondée en 1891, quatre ultérieurement. Cette particularité est certainement due à la présence de prairies artificielles, avec le trèfle et le sainfoin dont les fleurs attirent les abeilles. A l'époque, un jardin potager se trouve derrière chaque maison. Les personnes qui sont chargées du jardinage sont prioritairement celles qui ne sont pas dans les champs, c'est-à-dire les femmes et les enfants. Elles s'en occupent avec soin car il permet d'assurer la subsistance courante de chaque famille, les légumes constituant la base de l'alimentation.
    Pratiquement tous les foyers élèvent des animaux : au moins des animaux de basse-cour ainsi que des lapins, éventuellement des moutons et quelquefois des bovins. Leur viande est utilisée pour compléter l'alimentation. La soupe au lard est le plat principal des repas de midi et du soir ; la volaille et le lapin sont réservés aux dimanches et jours fériés. Pour ces jours-là aussi, les « riches » achètent de la viande de boeuf, cuisinée en rôti ou en pot-au-feu. Pour l'élevage domestique, le porc a la priorité, car sa viande peut être travaillée et les produits qui en sont dérivés se conservent facilement. Dans toutes les cuisines, une claie est accrochée au plafond ; elle sert à sécher jambons, saucissons, boudin, etc. Le pâté de tête et la viande inutilisée pour la charcuterie sont consommés frais. Une tradition veut qu'une portion de boudin, de foie ou toute autre partie de porc frais soit distribuée aux parents et amis, lesquels feront de même lorsqu'ils tueront un porc. Souvent, le curé et l'instituteur sont également l'objet d'une telle attention. Cette viande, donnée en cadeau et destinée à être cuite au-dessus du feu de l'âtre, est appelée la charbonnée.
     
    Les cultivateurs élèvent des bovins et quelques particuliers possèdent une ou deux vaches. De plus, il existe à Bezonvaux un troupeau communal d'ovins, rassemblant le cheptel de certains fermiers et aussi des animaux appartenant à des particuliers. Ce troupeau est gardé par un berger rétribué par la communauté qui l'emmène paître sur les terrains communaux. Pour les animaux restant à la charge de leurs propriétaires, la pâture est une question importante. Les cultivateurs s'organisent pour que leurs bêtes paissent sur leurs prés. Les manoeuvres, les artisans, les travailleurs à domicile, etc., qui ne possèdent pas assez de terre pour nourrir leurs animaux ont recours à la vaine pâture ou à la glandée. Un arrêté municipal réglemente chaque année ces deux droits, en fonction de l'importance des récoltes ; il est généralement favorable aux propriétaires.
    La vigne est cultivée pour une production familiale de vin. Une parcelle correspondant au lieu-dit Le Vignot , très bien exposée, fournit des raisins permettant d'obtenir un vin d'une qualité relative. L'apparition du mildiou en 1885 ainsi que la concurrence des vins du Midi et d'Algérie amènent l'abandon progressif de cette culture.
    La localité est, comme souvent en Lorraine, entourée de vergers. Les arbres fruitiers sont
    entretenus afin de donner des fruits permettant d'agrémenter les repas, les collations ou les goûters. Ces fruits sont mangés frais ; certaines variétés sont gardées pendant un certain temps en l'état ; d'autres sont conservées grâce à quelques procédés ; d'autres encore entrent dans la confection des pâtisseries ou dans la fabrication des confitures. Les arbres fruitiers ont un ennemi mortel : le gel. Le froid intense qui marqua la fin de l'hiver 1879-1880 fait périr un grand nombre d'arbres ; en gelant, la sève provoque l'éclatement des troncs.

    La vie a Bezonvaux au tournant des XIX et XX siècles

    A proximité de l'ancienne Grande Rue, un sol pavé correspondant à l'écurie ou
    l'étable de la maison Léonard ( 2006 )


  • Même si, globalement, l'agriculture est pratiquée sans modifications apparemment importantes, elle connaît à Bezonvaux, comme ailleurs, des changements au cours du XIXe siècle : ils concernent le choix des denrées cultivées, les méthodes, les matériels, etc.
    De 1850 à la Grande Guerre, la culture des céréales prédomine dans les travaux agricoles. Il y a d'abord celle du blé qui est d'un rapport global à peu près constant jusqu'à l'apparition des importations de semences américaines après 1850. Vient ensuite l'avoine, production dont les fluctuations sont dues aux hésitations des agriculteurs pour agrandir leur cheptel. La culture de l'orge augmente pour satisfaire les demandes des artisans brasseurs de la région (à noter que l'avant-dernier propriétaire du « château » de Bezonvaux est un brasseur : Victor, Joseph, Jules Cheneval ; toutefois, il n'y a pas de brasserie sur le territoire de la commune). Le seigle est en diminution.

    L'alimentation des chevaux et des bovins nécessite une grande quantité de fourrage. Comme l'élevage de ces derniers se développe au XIX siècle, il devient nécessaire de récolter plus de foin. Autrefois, on ne crée pas de prairies naturelles. La transformation d'un champ en pré se fait naturellement : on laisse le sol s'engazonner librement, ce qui donne des résultats aléatoires. Au début du XVIII siècle, les paysans ne croient pas trop à l'élevage intensif. Mais, en raison de la baisse du prix des céréales, les membres des premières sociétés agricoles sont encouragés à créer des prairies et à semer un mélange de luzerne, trèfle et sainfoin. Certains pratiquent déjà cette méthode depuis le début du XIX siècle. Les terres des environs de Bezonvaux, vallonnés et ayant un sous-sol calcaire, se prêtent à ce nouveau mode de culture qui procurent beaucoup d'avantages aux exploitants. En 1846, des primes sont octroyées par la Société d'Agriculture de la Meuse. En outre, la qualité du fourrage récolté sur ces prairies artificielles est jugé satisfaisante par les plus réfractaires : le foin obtenu à partir de ces plantes est de bonne qualité et permet, particulièrement l'hiver, de nourrir chevaux et ruminants ; le surplus peut être vendu à l'intendance militaire pour l'alimentation des chevaux de la garnison de Verdun. Surtout, après cinq années passées en prairies artificielles, les sols se prêtent bien à un retour à la culture céréalière et ils produisent des récoltes avec un excellent rendement.
    Pour cette forme d'agriculture, le XIX siècle est caractérisé par l'introduction du machinisme. En effet, des machines sont introduites en raison de la raréfaction et du coût de la main d'oeuvre. L'amélioration des techniques permet aussi de concevoir et de fabriquer des instruments plus performants. En 1828, la Société d'Agriculture de la Meuse ouvre un concours de charrues, deux types sont adoptés et, en 1833, plusieurs constructeurs sont en mesure de fournir un matériel de qualité aux agriculteurs. Un recensement donne pour 1882 un nombre de 16 000 charrues simples en fer. En 1840 sont introduits le hache-paille et le coupe-racines. Parmi les fabricants de matériels agricoles figurent les frères Louis, dont l'établissement est installé initialement aux Souhesmes et transféré à Verdun. L'amélioration des instruments aratoires et le développement de la mécanisation entraînent la diminution importante voire la suppression du bois dans l'outillage agricole. Ultérieurement apparaissent les faucheuses, râteleuses, moissonneuses-lieuses, rouleaux, houes et semoirs à traction animale. Les machines à battre, fonctionnant à partir d'un manège de 1 à 3 chevaux ou, plus tard, avec une locomobile, sont inventées. Ce système connaît un grand succès et, dans les exploitations où son emploi est rentable, le battage au fléau à main est abandonné. En 1852, on compte 5 000 de ces machines et elles sont plus de 10 000 en 1882. Il convient de noter qu'au cours des travaux de valorisation des ruines de Bezonvaux, des vestiges d'outillage agricole ont été retrouvés : deux socs de charrues, les dents d'une râteleuse, un moyeu de roue portant encore l'indication du constructeur : Louis Frères. Ces restes sont visibles en bordure du Chemin de la Mémoire.
    En ce qui concerne la pomme de terre, cultivée depuis le début du XVIIIe siècle, elle sert pour l'alimentation des hommes et des porcs. Sa production se stabilise vers 1850. La betterave n'est pas cultivée pour être transformée en sucre ; elle est utilisée pour l'alimentation des bovins. La culture du lin et du chanvre disparaît à la fin du XIX siècle.


  • Au début du XX siècle, la richesse d'une famille se jauge encore, entre autres, à la quantité de linge qu'elle possède et, par voie de conséquence, par le rythme selon lequel celui-ci est lavé. En principe, la lessive n'est faite que quelquefois dans une année et, si la maîtresse de maison dispose d'un volume important de linge propre, l'opération est même annuelle ; il est courant d'entendre : « " Ils " sont riches, " ils " ne font la lessive qu'une fois par an ». Cette lessive (à l'époque, on dit la buée) fait l'objet d'un véritable rite. Les différentes opérations qui la constituent sont simples mais doivent être exécutées avec beaucoup de soins afin qu'elle soit réussie, car, selon un dicton, « une mauvaise cuite de pain dure moins longtemps qu'une mauvaise lessive ». Lorsque, chez les gens aisés, la maîtresse de maison prend la décision d'effectuer sa lessive, elle loue les services de lavandières avec qui elle convient d'une date.
    Au fur et à mesure de son utilisation et une fois sali, le linge est pendu dans le grenier de la maison. Lorsqu'il a séché, il est placé dans des sacs qui sont accrochés dans ce grenier. Pour la lessive, il est descendu dans la grange ou dans un appentis. Il subit alors l'opération appelée «entassage» et débutant toujours un samedi afin que, profitant du dimanche, le linge puisse « tremper » jusqu'au lundi matin. Commence alors pour la maîtresse de maison (ou une domestique) le rôle de « couleuse ». Celle-ci prépare un cuvier étanche sur un trépied en bois (sans doute appelé, comme généralement dans les parlers meusiens, « salburasse ») et dépose sur le fond un drap. Sur celui-ci, elle place précautionneusement une importante quantité de cendre de bois bien blanche, récupérée peu à peu pendant toute l'année pour cet usage : d'où le nom de cendrier (le « cendraïe ») donné à ce drap. A noter que chaque « couleuse » a un secret pour donner au linge un parfum frais : à la cendre, elle ajoute des herbes (menthe, thym, girofle, etc.). Sur le « cendraïe » dont les bords ont été retournés afin d'emprisonner la cendre dans la poche ainsi formée, le linge bien plié est empilé en commençant par le moins sale et en terminant par les torchons. L'ensemble est recouvert par un autre « cendraie », puis le cuvier est rempli d'eau ; en-dessous est placé un récipient plus petit : il servira à recueillir la «bonne lessive » (l'eau dans laquelle le linge a « trempé » depuis l'avant-veille et qui contient les principes chimiques venant de la cendre).
    Le lundi arrive. De bonne heure, la «couleuse » pend un grand chaudron, ayant une capacité d'une soixantaine de litres, à la crémaillère de la cheminée. A partir du cuvier, elle fait couler dans le petit récipient la « bonne lessive » qu'elle transvase dans le chaudron suspendu au-dessus du feu. Dès que ce liquide est tiède, la «couleuse » en prélève une partie à l'aide d'un petit seau fixé à l'extrémité d'un long manche (la « saillatte aminchie ») et la verse lentement sur le linge du cuvier : c'est le « coulage ». Un peu plus tard, elle effectue un second « coulage », avec une autre partie de la « bonne lessive » devenue entre-temps plus chaude, puis un troisième avec le reste de celle-ci devenue bouillante. Elle recommence la totalité de l'opération plusieurs fois au cours de la journée et, à chaque « coulage », l'eau traverse le linge entassé dans le cuvier, entraînant la saleté vers le fond. Le soir, lorsque le linge a été convenablement « coulé », la « couleuse » couvre le cuveau pour éviter qu'il refroidisse pendant la nuit. Quant à la « bonne lessive «, elle est récupérée afin d'être réutilisée pour le lavage du linge de couleur ou le lessivage du parquet des chambres.
    Le mardi matin, au lever du jour, les lavandières arrivent. Elles retirent le linge du cuveau (elles le «décuv'lent» ou le « détassent ») et le mettent dans des sacs qu'elles placent dans leur hotte. Elles se dirigent ensuite vers le lavoir où elles s'installent au bord du bac. Elles y déposent leur baquet en bois garni de bonne paille dans lequel elles s'agenouillent. Elles font mousser le savon et frappent en rythme, avec leur battoir, les paquets de linge placés devant elles et résonnant sourdement sous les coups de la palette. Cette «chanson» du battoir va être déterminante pour la suite de la lessive ; car, après le premier rinçage, la laveuse examine le linge. Lorsqu'il paraît blanc, c'est que la « couleuse » a bien fait son travail : la « cuite » a été bonne. Maintenant, il n'y a plus de soucis pour la suite. Les laveuses peuvent parler ou chanter entre les coups de battoir qui rythment la « danse du linge ». Elles sont bavardes, ces laveuses. Elles colportent quelques histoires qu'elles ont recueillies au fur et à mesure de leur participation aux lessives des gens suffisamment riches pour louer leurs services : paroles franches, rarement méchantes, formulées surtout avec un humour qu'accentue le patois dans la mesure où il est encore parlé. A huit heures, on leur apporte un petit casse-croûte : des oeufs et des fruits de saison, car le matin elles n'ont mangé qu'un morceau de pain arrosé d'un petit verre de vin. Debout et rapidement, elles ingurgitent cette collation. Le lavage ne doit pas attendre ; elles savent que, si la patronne est contente, le repas du soir sera copieux et les convives joyeux. Les battoirs reprennent leur concert de percussion et les chants alternent avec les rires. A midi arrive un faitout de soupe au lard qui va faire du bien : la besogne est dure et l'eau du ruisseau souvent froide ; il faut se réchauffer. Sans s'attarder, les laveuses reprennent leur travail : il ne faut pas s'engourdir. La fatigue des poignets apparaît déjà, mais « plutôt fini, plutôt quitte ». Bientôt, quatre heures sonnent au clocher ; les laveuses marquent encore un temps d'arrêt : une des filles de la maison ou une domestique apporte une autre collation composée de tôt-fait (crêpe épaisse et très nourrissante) et de « lirette » (boisson alcoolique aromatique, faite de vin doux et d'alcool) dont elles boiront un doigt.

    Quand le soir arrive, les lavandières placent le linge propre dans leur hotte et le rapportent à leur propriétaire. On leur sert un souper (à la ville, on dit un dîner) ; la gaieté est de règle et les plaisanteries vont bon train. C'est l'instant choisi par la maîtresse de maison, la patronne, pour payer les ouvrières. Celles-ci, satisfaites mais fatiguées, regagnent leur foyer en se hâtant ; un autre jour, elles reprendront leur baquet et leur battoir pour une lessive dans une autre famille. Quant à la maîtresse de maison, elle va faire sécher le linge avant de le repasser (ou de le faire repasser par d'autres ouvrières) et de le ranger. Pour cela, elle dispose d'une ou de plusieurs de ces immenses armoires lorraines qui, lorsqu'elles sont ouvertes, montrent un « trésor parfumé » dont elle est fière. De ces meubles subsistent quelques serrures et gonds retrouvés dans les décombres des maisons, notamment lors du débroussaillage de 2002.